1. Rhétorique grecque et rhétorique sémitique

Quand les Arabes ont découvert la rhétorique grecque, ils ont voulu en retrouver les principes dans leur texte sacré. C’est ainsi que Ibn al-Mu‘tazz rédige en 274/887 un opuscule, intitulé Kitâb al-Badî‘, dans lequel il veut montrer que les figures de style qu’a fait connaître la rhétorique grecque n’étaient pas une invention des Grecs, mais se trouvaient déjà dans le texte du Coran. Par la suite, toute l’étude rhétorique du Coran s’est focalisée sur les figures de rhétorique.

Ceci n’a pas empêché le développement de questions, dès les premiers siècles de l’islam, au sujet de l’apparente incohérence et du manque d’ordre du texte coranique. C’est à ces objections que tentent de répondre des traités sur le Nazm al-Qurân, qui fleurissent à partir du milieu du 3e siècle et durant le 4e siècle de l’hégire, auxquels font suite les ouvrages sur l’i‘jâz du Coran, comme celui d’Al-Khattābī (m.386/996), Bayân i‘jâz al-Qur’ân.

L’étude littéraire du Coran, fascinée par la science grecque nouvellement découverte, a ainsi ignoré, dès ses débuts, l’existence massive d’une autre rhétorique dans le Coran, sémitique celle-là, et bien plus importante pour comprendre le texte que les éléments de rhétorique grecque qu’on pouvait y glaner ici ou là.

Cette rhétorique sémitique a été progressivement redécouverte à partir des études bibliques, durant les deux derniers siècles et demi (depuis le milieu du 18e siècle). Ce n’est que dernièrement qu’elle a été tentée sur cet autre texte du monde sémitique, qu’est le Coran. Cette rhétorique n’est pas focalisée sur l’ornementation du texte par les différentes figures de rhétoriques, mais sur la composition du texte. Elle est un véritable système d’écriture et de structuration du texte, avec des règles à la fois précises et souples. « L’analyse rhétorique du Coran » sera donc l’analyse du texte, selon ces règles, dans le but de mettre en lumière la véritable composition des sourates et du texte du Coran dans son ensemble, et ceci, en vue de mieux en comprendre le sens, but ultime de toute exégèse.



2. Les principes de base de la rhétorique sémitique

Les symétries

La rhétorique sémitique (ou la manière sémitique de composer un texte) est entièrement basée sur le principe de symétries, lesquelles peuvent prendre 3 formes :

- soit le parallélisme, qui présente lui-même deux formes principales : synonymique, quand deux éléments textuels semblables sont mis en symétrie (soit a // a’ ; ou ab // a’b’ ; ou abc // a’b’c’…) ; antithétique, quand les éléments mis en rapport de symétrie s’opposent l’un à l’autre (soit a ↔ a’ ; ou ab ↔ a’b’; ou abc ↔ a’b’c’…) ;

- soit la construction spéculaire, quand plusieurs éléments textuels sont disposés en deux volets symétriques inversés (« en miroir »), soit, par ex., abc // c’b’a’ ; quand la construction ne comporte que quatre unités, on parlera de chiasme : ab // b’a’ ;

- très souvent enfin, un élément central fait charnière entre les deux volets symétriques. Soit abc // x // c’b’a’ ou abc // x // a’b’c’. On parlera alors de concentrisme.

Ces "symétries totales" sont repérables dans le texte par des indices de composition (ou "symétries partielles").

On parlera de termes extrêmes, quand ces indices de composition se trouvent au début et à la fin d'une unité qu'ils encadrent, de termes initiaux, centraux ou finaux, lorsqu'ils se retrouvent respectivement au début, au centre ou à la fin de deux unités symétriques, de termes médians, lorsqu'ils se trouvent à la fin d'une unité et au début de l'unité suivante (c'est ce que les biblistes appellent encore le "mot-crochet").

Le rapport entre ces termes pourra être un rapport d'identité, de synonymie (au sens large de "termes de sens voisin"), d'antithèse, d'homophonie, de paronymie (ou quasi-homonymie : assez fréquente dans le Coran), d'assonance (très fréquente dans le Coran), voire d'homographie (de graphie identique : elle n'est pas rare, dans le Coran, si l'on supprime les points diacritiques de l'écriture arabe, qui n'existaient pas au temps de la première mise par écrit du Coran).

Les niveaux

Ces indices et symétries existent dans le texte à différents niveaux, qu'il faut soigneusement distinguer, en commençant l'analyse par les niveaux inférieurs, pour progresser vers les niveaux supérieurs :

- le membre est le premier niveau rhétorique ; il correspond en général à un syntagme ;
- le segment comprend un, deux ou trois membres (jamais plus) ;
- le morceau comprend un, deux ou trois segments (jamais plus) ;
- la partie comprend un, deux ou trois morceaux (jamais plus) ;

Et ainsi de suite pour les 4 niveaux supérieurs : le passage, la séquence, la section et enfin le livre, chacun formé d'une ou plusieurs unités (en nombre indéfini cette fois) du niveau immédiatement inférieur.

Parfois, il faut ajouter des niveaux intermédiaires : sous-parties, sous-séquences ou sous-sections.

Les lois de Lund

A cette esquisse de la méthode, il faut ajouter quelques "lois", ou manières de structurer un texte. Elles ont été théorisées par le bibliste américain Nils W. Lund, qui publia dans les années 1930-1940 le résultat de ses analyses de textes du Nouveau et de l'Ancien Testament.

Première loi : le centre est toujours un tournant. Le centre peut consister en une, deux, trois ou même quatre lignes.

Deuxième loi : au centre il y a souvent un changement dans le déroulement de la pensée et une idée antithétique est introduite. Après quoi, le déroulement premier est repris et poursuivi jusqu'à ce que le système s'achève (nous appellerons ce trait la loi du changement au centre).

Troisième loi : des idées identiques sont souvent distribuées de telle manière qu'elles apparaissent aux extrémités et au centre et nulle part ailleurs dans le système.

Quatrième loi : il existe aussi de nombreux cas où les idées apparaissent au centre d'un système et aux extrémités d'un système correspondant, le second ayant été construit évidemment pour aller avec le premier (nous appellerons ce trait la loi du déplacement du centre vers les extrémités).

Cinquième loi : certains termes ont nettement tendance à graviter autour de certaines positions à l'intérieur d'un système donné, comme les noms divins dans les Psaumes, les citations en position centrale dans le Nouveau Testament ; dans le Coran également les noms divins figurent de manière privilégiée aux extrémités et au centre des systèmes.



3. Analyse rhétorique du Coran

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Article original : Une brève présentation de l'Analyse rhétorique dans le Coran - L’exemple de la Fâtiha - Michel Cuypers